On en parle peu dans nos congrès et réunions professionnelles, et pourtant la dysmorphophobie est un piège permanent pour les praticiens qui peut mener à de graves problèmes dans notre exercice. C’est tout autant une souffrance dont il faut essayer de sortir certain(e)s de nos patient(e)s.
Cet article est simplement destiné à nous remettre ces faits en mémoire, afin d’éviter les écueils vers lesquels ils peuvent nous mener.
Définition
La dysmorphophobie, ou trouble dysmorphique corporel (TDC), est une pathologie psychiatrique appartenant au spectre des troubles obsessionnels compulsifs (TOC). Elle se caractérise par une préoccupation excessive pour un défaut physique imaginaire ou une exagération disproportionnée d’un défaut réel.
Le patient se voit des défauts physiques là où l’entourage ne perçoit rien de particulier.
Sa prévalence est estimée à environ 2,4% de la population générale (American Psychiatric Association, 2013). Toutefois, cette proportion est nettement plus élevée dans les cabinets de chirurgie plastique et de médecine esthétique, atteignant 15 à 25% des patients (Veale et al., 2016). Cette surreprésentation est méconnue et souligne l’importance d’un dépistage rigoureux dans ces modes d’exercice médical, tant pour éviter des interventions inutiles que pour orienter les patients vers une prise en charge psychothérapeutique adaptée. D’autant plus que le patient est la plupart du temps insatisfait des résultats.
Physiopathologie et critères diagnostiques
Le TDC est répertorié dans le DSM-5 comme « un trouble obsessionnel avec une préoccupation persistante et envahissante concernant un ou plusieurs défauts perçus dans l’apparence, souvent imperceptibles pour autrui ».
Les critères diagnostiques incluent en particulier :
- Une préoccupation excessive pour un défaut physique mineur ou imaginaire.
- Un comportement compulsif (regards fréquents dans le miroir, comparaisons incessantes, demandes répétées de procédures esthétiques…).
- Une souffrance cliniquement significative (troubles de l’humeur par exemple), et un impact sur le fonctionnement social et professionnel.
- Une absence de satisfaction après des interventions médicales visant à corriger l’imperfection perçue.
D’un point de vue neurobiologique, des altérations du système sérotoninergique et des circuits fronto-striataux ont été mises en évidence dans cette pathologie, expliquant son chevauchement avec d’autres TOC (Feusner et al., 2010). Autrement dit : les dysmorphophobiques manquent de zénitude et de sérotonine. Ils ont du mal à gérer les contrariétés et à lâcher prise.
Facteurs de risque et influence des médias numériques
Une société exacerbant les biais perceptifs
L’essor des réseaux sociaux et des applications de retouche photographique a profondément modifié la perception de soi. Les patients exposés à ces outils développent une vision biaisée de leur apparence, renforçant un idéal de beauté irréaliste et, en fait, non atteignable.
Le phénomène de « Snapchat Dysmorphia », décrit par Ramphul et Mejias (2018), illustre cette tendance : de plus en plus de patients consultent pour des interventions visant à ressembler à leur propre image filtrée, apportant ces documents en consultation.
Une étude menée par Mclean et Paxton (2019) a démontré que l’exposition aux images modifiées numériquement sur Instagram augmentait significativement l’insatisfaction corporelle et les comportements de comparaison sociale, le plus souvent facteurs de désarroi.
Les troubles psychiatriques associés
La dysmorphophobie est rarement isolée. Des études épidémiologiques ont mis en évidence des comorbidités fréquentes, notamment :
- Dépression majeure (60-80% des cas)
- Troubles anxieux (38-60%)
- Idéations suicidaires (47,7%) avec un risque de passage à l’acte jusqu’à six fois supérieur à celui de la population générale (Phillips et al., 2005).
Importance du dépistage en médecine esthétique
Les médecins esthétiques sont en première ligne
Les patients atteints de TDC consultent majoritairement en médecine esthétique, dermatologie ou chirurgie plastique avant de se tourner vers la psychiatrie qui leur parait de prime abord, complètement inappropriée. Or, une prise en charge inadéquate peut aggraver la pathologie, avec une insatisfaction chronique après chaque procédure réalisée, voire des tensions qui s’installent entre le praticien et son patient.
Sans nous étendre sur les litiges qui peuvent se produire en cas d’effet secondaire, même mineur, n’oubliez pas que le ou la patiente dysmorphophobique voit des défauts que les autres ne décèlent pas (qu’ils soient naturels ou secondaires à une intervention).
15 à 25% des patients des cabinets de médecine et chirurgie esthétique seraient dysmorphophobiques
Un dépistage rigoureux permet :
D’éviter les interventions inutiles et délétères, susceptibles d’exacerber les symptômes du patient et de l’enfermer dans son trouble psychiatrique en lui laissant croire que le geste esthétique va résoudre son mal-être.
- De prévenir l’insatisfaction chronique post-opératoire, qui peut impacter votre réputation en tant que praticien.
- De réduire le risque médico-légal en cas de plaintes pour résultats insatisfaisants, ou pire pour des séquelles esthétiques ou des effets secondaires post-intervention.
- D’orienter les patients vers une prise en charge psychiatrique adapté, pour leur venir en aide.
Outils de Dépistage et Signaux d’Alerte
Le Body Dysmorphic Disorder Questionnaire (BDDQ) et l’échelle de Yale-Brown Modified for Body Dysmorphic Disorder (BDD-YBOCS) sont des outils validés pour identifier les patients à risque.
Quelques signaux d’alerte :
- Multiplication des consultations chez divers praticiens.
- Insatisfaction systématique déclamée après des procédures antérieures chez d’autres confrères. Ne vous laissez pas prendre au piège : vous n’êtes pas forcément meilleur que les autres.
- Demandes irréalistes ou insistantes de perfection. Exagération du détail.
- Réactions émotionnelles disproportionnées en cas de refus de traitement (qu’il faut savoir gérer).
- Consultation avec un miroir, ou/et des notes…
- Comportements compulsifs d’auto-examen ou d’évitement social sévère…
Autre piège à éviter : il est facile de convaincre ces patients à multiplier les actes. Vous ne leur rendrez pas service, et la situation peut mal se terminer. Attention !
Prise en charge et alternatives thérapeutiques
Soyez multidisciplinaire
Lorsqu’un TDC est suspecté, le praticien doit :
- Savoir refuser toute intervention non nécessaire ou douteuse, en expliquant au patient l’inadéquation entre sa demande et son état psychologique. Ce n’est pas simple mais cela s’apprend.
- L’orienter vers une prise en charge psychologique ou psychiatrique, en collaboration avec un psychiatre ou psychologue plutôt spécialisé en thérapie cognitivo-comportementale (TCC).
- Informer sur les risques liés aux procédures esthétiques répétées, qui aggravent souvent le trouble plutôt que de l’atténuer. Cela peut faciliter le dialogue et la compréhension.
Dans tous les cas, soyez sincère et désintéressé(e). Notre devoir de médecin est avant tout d’aider les personnes en souffrance.
Traitements Médicamenteux
C’est un autre stade qu’il vaut mieux maîtriser avant d’employer. Le recours à la surveillance d’un psychiatre est grandement souhaitable.
Les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS), tels que la fluoxétine ou la sertraline, sont les traitements de première intention, avec une efficacité démontrée sur la réduction des pensées obsessionnelles et compulsives (Hollander et al., 2016).
Les antipsychotiques atypiques, comme l’aripiprazole, peuvent être envisagés en association chez les patients avec des symptômes résistants.
L’importance de la psychoéducation
L’éducation du patient sur la nature psychologique de son trouble est un levier essentiel pour améliorer l’adhésion au traitement. Un discours clair et bienveillant permet de réduire la stigmatisation associée à une consultation psychiatrique.
En conclusion
Le trouble dysmorphique corporel est fréquent en médecine esthétique et représente un enjeu majeur tant sur le plan clinique, éthique que médico-légal.
Une sensibilisation accrue des professionnels de santé et l’intégration d’outils de dépistage validés doivent devenir une priorité pour limiter les interventions inadaptées, les problèmes de relation médecin-patient, et assurer une prise en charge globale et efficace.
Les médecins esthétiques ont un rôle central dans l’identification et la prise en charge précoce des patients atteints de dysmorphophobie. Leur capacité à reconnaître ce trouble et à refuser des interventions inappropriées est un gage de professionnalisme et de responsabilité médicale.
La médecine esthétique doit s’inscrire dans une démarche éthique et scientifiquement éclairée, contribuant ainsi à protéger les patients tout en préservant l’intégrité de la discipline.
Références :
- American Psychiatric Association. (2013). Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-5).
- Feusner J. D., Nejad A. B., Hembacher E., & Bookheimer S. Y. (2010). Neural correlates of processing emotional faces in body dysmorphic disorder. Archives of General Psychiatry.
- McLean, S. A., & Paxton, S. J. (2019). The impact of social media on body dissatisfaction and eating disorders. Journal of Eating Disorders.
- Phillips, K. A., Menard, W., Fay, C., & Weisberg, R. (2005). Body dysmorphic disorder and suicide: A review of the literature. Harvard Review of Psychiatry.